Longtemps je me suis laissée berner par la croyance que visible et invisible s’opposaient. Je pensais que la réalité était avant tout constituée de ce que je pouvais voir, entendre, comprendre ou toucher. C’était pratique pour nombre de décisions quotidiennes mais cruellement limitant pour ma vie intérieure…
À ma décharge, le monde d’aujourd’hui est basé sur ce paradigme : une paroi étanche sépare le tangible de l’intangible. À partir de là, être quelqu’un de sensé c’est se tenir du côté du concret de l’existence. Cette croyance a permis de détruire des cultures ancestrales, celles qui incluaient les dimensions ésotériques, chamaniques ou tout simplement naturelles, à savoir un rapport vivant et respectueux à la nature. En qualifiant ces dimensions d’hérésie, de sorcellerie ou de folie, les campagnes de colonisation ont réussi l’avènement d’une culture de la domination du visible sur l’invisible. Cette croyance nous a également autorisé·es à ignorer la souffrance animale ou à considérer la nature comme réserve de matières premières.
Heureusement pour moi, cette frontière artificielle entre visible et invisible se dissout, à la manière d’un morceau de sucre plongé dans l’eau, à chaque fois que je médite…
Ou quand je me plonge dans un roman, et notamment dans ceux d’Isabelle Sorente.
À l’écoute de l’intangible
Isabelle Sorente est une essayiste et romancière que je lis depuis une quinzaine d’années. Je la cite lorsque j’enseigne les méditations de bienveillance. Car en effet, celle qui décrit si précisément notre folie rationaliste nous offre également son antidote : la compassion. Qu’elle préfère nommer aujourd’hui la magie sympathique.
Chacun des livres d’Isabelle Sorente est basé sur une écoute attentive et patiente de l’inspiration, des muses (comme dans son dernier roman Medusa), des ancêtres. Elle se met à l’écoute de l’intangible pour nous offrir un monde plus grand. Un univers où se mettre à la place de l’autre engendre une nouvelle forme d’intelligence, faite de sensibilité, d’imagination et d’une belle dose de magie ordinaire.
J’ai eu envie de rencontrer Isabelle Sorente pour parler de ses ouvrages qui m’ont particulièrement réveillée : Addiction Générale, Le Complexe de la Sorcière ou encore L’Instruction. Et évoquer aussi avec elle un court essai percutant, État Sauvage, dans lequel elle aborde l’incroyable tabou que constitue la puissance spirituelle des femmes.
Lors de notre rencontre, Isabelle Sorente m’a tout de suite parlé de réalisme magique. Cet oxymore m’a bien sûr interpelée…
Le réalisme magique
D’abord forgée dans les années 1920 pour qualifier un certain style pictural, l’expression réalisme magique est venue définir un type de littérature dans les années 1980. Même si l’on peut trouver différentes définitions du réalisme magique, j’en retiens celle d’une forme narrative portée par la « volonté postcoloniale de réappropriation du territoire imaginaire […] d’échapper aux stéréotypes imposés par le colonisateur »[1]. Dans les fictions qui relèvent du réalisme magique « demeure le sentiment d’une culture perdue, dominée, à réhabiliter face à l’imposition d’une culture dominante »[2].
Dans les fictions qui relèvent du réalisme magique « demeure le sentiment d’une culture perdue, dominée, à réhabiliter face à l’imposition d’une culture dominante ».
Voilà une clé pour approcher le travail d’Isabelle Sorente. À travers les mythes et légendes comme à travers la relecture d’événements historiques majeurs (la chasse aux sorcières, les malgré-nous de la seconde guerre mondiale…), Isabelle accomplit un travail de déconstruction de ce monde établi sur la domination des plus vulnérables et des invisibles.
La fiction mobilise les émotions
C’est parce que la fiction et la poésie mobilisent nos émotions qu’elles peuvent devenir de puissantes passeuses et ouvrir de nouvelles perspectives. D’abord, comme le dit si bien Isabelle Sorente dans notre entretien, la fiction nous invite sans cesse à nous mettre à la place de l’autre. Nous entrons dans la peau des personnages et ressentons au rythme de leurs aventures. Et ressentir est un véritable enjeu dans une société où « nous vivons sous l’emprise d’un calcul permanent […] désormais tout ce compte avant d’être perçu »[3].
Nous vivons sous l’emprise d’un calcul permanent. Désormais tout ce compte avant d’être perçu.
Par ailleurs, la mission des romancières et romanciers est de réinventer un vocabulaire et une narration sensibles dans un monde furieusement gestionnaire où « notre langage pourrait devenir tellement logique que nous ne saurons même plus ce que nous ressentons »[4].
La grande et dangereuse liberté spirituelle des femmes
Les femmes jouent un rôle central dans les romans d’Isabelle Sorente. Leur destinées s’entremêlent souvent au propre parcours de l’autrice ce qui nous permet encore mieux de nous identifier, par le biais de l’expérience « directe » de la narratrice. Cette fusion nous aide à faire l’épreuve de ce qui est conté : c’est la force du livre Le Complexe de la Sorcière qui nous fait ressentir dans notre chair l’héritage de cette terreur qui nous hante encore aujourd’hui. Cet héritage, Isabelle le repère dans les situations ordinaires, comme lors de cette soirée où elle observe les femmes au milieu d’hommes pleins d’assurance :
Oh mes sœurs ! Ce regard doux, cette voix douce, ces gestes mesurés, je les connais par cœur. Je sais trop bien ce qu’ils cachent. Pitié ne me tuez pas. La peur ancienne, inavouable, d’être chassée. Le sentiment angoissant de ne pas être à sa place. Les femmes que je croise me donnent toutes le sentiment de craindre qu’on les démasque
Mais dans le même temps, le livre ouvre sur « la grande et dangereuse liberté spirituelle » [5] de ces femmes que l’on qualifiait de sorcières. Une notion que l’on retrouve dans un court mais flamboyant essai État Sauvage, dans lequel Isabelle Sorente écrit « Rien n’est plus révoltant, plus contraire aux bonnes mœurs et au marketing. Il n’y a pas de plus grand tabou que la puissance spirituelle des femmes »[6].
C’est cette puissance spirituelle que je vous invite à découvrir dans cet entretien avec Isabelle Sorente. J’ai pris le temps d’indexer la vidéo afin que vous puissiez aller directement sur un chapitre ou revoir facilement un thème qui vous intéresse.
Et pour pousser la réflexion ensemble, j’aimerais beaucoup que vous partagiez en commentaire votre propre entente du réalisme magique (je réponds personnellement à tous les messages). Merci et bon visionnage.
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[1] Jean-Pierre Durix, Mimesis, Genres and Post-Colonial Discourse. Deconstructing magic Realism, 1998, via Fabula.org
[2] Wendy B. Faris et Lois Parkinson Zamora (dir.), Magical Realism. Theory, History, Community, Duke University Press, 1995 via Fabula.org
[3] Isabelle Sorente, Addiction Générale, JC Lattès, 2011
[4] ibid
[5] Isabelle Sorente, Le Complexe de la Sorcière, JC Lattès, 2020
[6] Isabelle Sorente, État Sauvage, Indigènes éditions, 2012
Photo de couverture Constance Haond
Chère Marie Laurence, ton entretien avec Isabelle Sorente, que je découvre, est passionnant ! Quelle justesse dans cet échange! Toutes ces « notions »abordées qui se mêlent et s’ajustent de manière cohérente et profonde, nous redonnent un certain pouvoir ! nous invitent aussi à mettre en lumière de façon légitime notre nature de « magicienne sympathique »✨✨….
Beaucoup de gratitude pour cet échange qui résonne en moi à présent et que je vais partager avec celles et ceux qui sauront l’entendre.
J’ai hâte aussi de lire les livres d’Isabelle!…..Très très belle découverte!
Merci!
De tout♥️
Merci pour ton commentaire chère Valérie. Je suis heureuse que l’entretien fasse résonner en toi – en nous – notre nature de « magiciennes sympathiques ». Nous avons besoin de mots et d’intelligence pour valider ce que nous ressentons sans, parfois, oser le dire. Cette rencontre a été un moment précieux pour moi et c’est bon de pouvoir la partager. Je t’embrasse.
Bonsoir Marie-Laurence,
Je termine à l’instant cet entretien que tu nous livres. Je découvre Isabelle Sorente et j’ai déjà envie de lire tous ses livres.
Merci à toi et à Bruno pour cette belle découverte.
J’avais déjà connaissance de la souffrance animale et j’ai lu un livre extraordinaire sur les gens qui travaillent dans les abbatoires, il s’agit du livre « A la ligne » de Joseph Ponthus… Une pépite.
Je t’embrasse
Sylvie
Merci Sylvie, tu peux commencer notamment par lire « le complexe de la sorcière », un livre très original et très éclairant sur notre héritage. Concernant la souffrance animale, connais-tu le livre de la philosophe Danielle Moyse ? Je l’avais reçue à la Maison de la méditation lors de sa sortie. Tu peux voir l’entretien sur Philosophies TV (je t’envoie le lien dans un deuxième message) Je t’embrasse, Marie-Laurence
Chère Sylvie,
ce qui est très émouvant dans le livre de Danielle Moyse c’est qu’elle nous montre aussi l’incroyable poésie animale, sans laquelle notre monde n’est plus un monde habitable. Je te laisse découvrir cette rencontre si tu ne l’as pas déjà vue : https://philosophies.tv/evenements–danielle-moyse-marie-laurence-cattoire–l-extermination-des-animaux-ou-le-suicide-de-l-homme
Merci pour tes conseils qui me son bien précieux….
Oui bien sur, je connais Danielle Moyse que j’aime beaucoup et dont j’ai déjà vu des entretiens sur Philosophie TV. Je vais aller voir cela de plus prêt . Je t’embrasse
Super. Je vais mener un nouvel entretien avec Danielle Moyse la semaine prochaine. Il sera en ligne sous peu. Je te tiens au courant.
« Corps en vrac, coeur meurtri, confusion, épaules rentrées, je marche sur le trottoir à pas d’escargot…m’apparaît alors un tout petit point rouge près de ma chaussure, petite sphère rouge surmontée de points noirs, minuscule. Petite coccinelle, tu m’as sauté aux yeux, mon pied t’a suivi juste à côté de toi, nous avons marché un moment ensemble. Un sourire sur mes lèvres, un buste qui se redresse! Réalisme magique, magie sympathique, compassion, un lien s’est créé entre nous deux… »
Chère Marie-Laurence,
Merci pour tes réflexions et ces entretiens si riches qui m’aident à revenir au plus simple…
Je t’embrasse
Annie
Chère Annie, merci à toi et la petite coccinelle magique qui nous fait revenir à la présence bonne et simple (et retrouver le sourire). Je t’embrasse