Longtemps j’ai cru que la curiosité était un vilain défaut. Ce qui était particulièrement problématique pour moi puisque j’étais une enfant très curieuse. Tout m’intéressait. Et je voulais connaître les ressorts, les dessous, les secrets de toutes ces choses, événements, situations, personnes qui m’intéressaient… Fouiller, creuser, démonter, poser des questions étaient des réflexes spontanés et quotidiens. Je pourrais même dire que cette curiosité insatiable était mon moteur. Elle m’aidait à vivre. Elle me poussait sur le chemin de l’école où chaque jour j’apprenais, en classe ou dans la cour de récréation. Ma curiosité m’aidait à me faire des ami·es que j’observais et écouter pour tenter de deviner leurs aspirations avant de les aborder. Elle m’encourageait à lire les magazines comme les romans, à enregistrer une multitudes de savoirs utiles ou inutiles. À mieux comprendre parfois, ces êtres étranges et fascinants que sont les adultes.
Notre désir de savoir est-il un défaut ?
Mais le contexte social scandait régulièrement à mon oreille que la curiosité est un vilain défaut. Ce qui nourrissait en moi un sentiment culpabilité. Et pour cause, d’après Saint Augustin, curiositas consiste à céder à notre désir de savoir au mauvais moment, de la mauvaise manière ou pour de mauvaises raisons… En grandissant, j’ai appris à poser moins de questions, à ne plus fouiller dans le sac des dames et à ne plus écouter aux portes. Et pourtant je le sais, la curiosité ne m’a jamais quittée… Elle est restée comme tapie au fond de moi, prête à bondir si je la réhabilitais.
La méditation ou l’art de la curiosité
Il y a une vingtaine d’années, ma découverte de la méditation a produit comme un électrochoc qui m’a secouée et a réveillé ma curiosité. En effet, que nous apprend la méditation ? À habiter le moment avec curiosité, de tout notre être, que ce moment soit agréable ou dérangeant. L’idée est de pouvoir goûter les saveurs précises de notre expérience : nos sensations corporelles, notre état d’esprit, nos émotions intenses ou au contraire très floues. La méditation nous renseigne sur ce que nous vivons et que souvent nous ne prenons pas assez le temps d’observer. Elle nous aide à vivre en direct plutôt qu’en différé. Et aussi, la méditation nous sort de l’habitude. D’une forme de négligence, envers soi et envers les autres. Elle ravive notre intérêt.
Autrement dit, la méditation est l’art de la curiosité.
La curiosité spirituelle
Aujourd’hui je crois que j’ai réussi à faire de ma curiosité une alliée.
C’est elle qui m’a permis d’oser rencontrer de nombreuses personnalités pour justement leur poser des questions ! Comprendre, en savoir plus… Cela a donné lieu à des interviewes passionnantes qui m’ont tellement appris. C’est la curiosité encore qui me pousse à lire de nombreux essais féministes, sociologiques et politiques à la recherche de réponses pertinentes. C’est elle qui m’a conduite vers la spiritualité, animée par la question existentielle, et notamment vers la tradition bouddhiste pour découvrir les étonnantes méditations guidées Nourrir ses démons[1] notamment.
Les bardos, laboratoires de curiosité
Dans la tradition bouddhiste, la notion de bardo met à l’honneur la curiosité. Les bardos sont ces moments « d’entre deux », quand une situation n’est pas totalement terminée et que la suivante n’a pas encore réellement commencé. Un exemple ? Quand nous nous réveillons le matin et que, pendant quelques secondes, nous ne sommes plus tout à fait endormi·e mais pas encore tout à fait réveillé·e. Nous sommes alors au cœur d’une indécision si furtive qu’elle demande de la curiosité pour la repérer.
Nous pouvons faire l’épreuve d’un bardo également quand nous avons rendez-vous avec quelqu’un. La personne n’est pas encore là, nous ne sommes pas encore en sa présence, mais nous ne sommes plus tout à fait à ce que nous faisons. Nous sommes dans une forme d’attente, un temps suspendu qui a une saveur très particulière. C’est inconfortable bien souvent. Preuve en est que nous voulons vite dépasser ce temps, faire comme s’il n’existait pas. Et c’est par la curiosité que nous allons apprendre à investir ce moment. Cette curiosité ouverte, nos sens en éveil, nous permet de vivre l’attente, l’indécision, le flou, le deuil… La curiosité nous aide à Vivre avec le trouble, pour citer la biologiste et philosophe féministe Donna Haraway.
La vertu sauvage de la curiosité
À mon avis, une des plus belles définitions de la curiosité est justement donnée par Donna Haraway. Elle invite à « cultiver cette vertu sauvage qu’est la curiosité ». La curiosité ne serait donc pas un défaut mais une vertu ! Car c’est elle qui nous aide à élargir notre champs de pensée. À entrer réellement en empathie avec les êtres et les choses. À développer une intelligence qui nous sort de cet entêtement à vouloir avoir toujours raison. Et puis elle est sauvage car libre, première, sans condition ni raison, si ce n’est la passion de découvrir au-delà de ce que nous connaissons déjà.
La curiosité qui soigne
Cet art de la curiosité, qui nous permet d’inventer d’autres possibles, je le retrouve précisément dans les méditations guidées qui consistent à aller à la rencontre de ce qui fait obstacle pour nous. Les pratiques autour de l’enfant intérieur ou celles qui consistent à Nourrir ses démons sont de véritables actes de curiosité qui nous aident à sortir des enfermements psychologiques dont nous héritons sans même nous en rendre compte. Pratiquées en pleine curiosité, ces méditations offrent un chemin de soin et de bienveillance.
Enfin sorties de l’ombre, nos ressources propres sont reconnues et peuvent devenir des allées actives de notre quotidien.
[1] Si le processus « Nourrir ses démons » vous intéresse, laissez-moi un commentaire. Je vous enverrai des informations sur les journées que j’organise autour de cette pratique. Voir aussi mon entretien avec Tsültrim Allione à Prague.
Le titre de cet article est emprunté à Donna Haraway qui utilise cette expression dans son livre Vivre avec le trouble, quand elle parle du travail de Vinciane Despret
Photo de couverture Ebehard Grossgasteiger