Une femme sous influence

Dimanche matin, assise dans la cuisine. J’entends l’eau qui bout sur le feu. Je laisse ses bouillonnements se synchroniser au bouillonnement de mes pensées qui se bousculent. Par la fenêtre je vois le soleil jouer à travers les feuillages encore verts et je sens que chaque reflet d’or ouvre mon cœur. La fraîcheur de l’air réveille la fraîcheur de ma peau et me plonge dans une atmosphère que je n’ai pas créée et qui pourtant devient mienne du seul fait que je m’y ouvre.

Je suis influencée par le temps qu’il fait, par les sons qui bruissent, par l’ambiance de la pièce. Comme poreuse à ce qui m’entoure, je me découvre influençable.

Être influençable, c’est mal ?

Longtemps je m’en suis voulu d’être influençable. Je croyais que c’était le signe flagrant de mon manque de personnalité et de mon peu de confiance en moi. Être influençable a si mauvaise réputation que l’on préfère souvent se faire croire que l’on a ses propres idées, que l’on fait ses choix, que l’on prend ses propres décisions. On peut même aller jusqu’à croire que l’on se « fait » soi-même, à force de volonté et de détermination.

De la faiblesse à l’empathie

Au lieu de me voir comme une caisse de résonance de ce qui m’entoure, je cherchais en moi une raison d’exister. Et je ne trouvais pas grand chose si ce n’est le complexe de l’artiste qui croit que son rôle est d’inventer sans rien devoir à personne. Ou qui, à la limite, avoue une ou deux influences de bon ton qui viennent donner du lustre à ses productions…

Je pensais qu’être influençable était mal. Je voyais cela comme une faiblesse et pas du tout comme une forme d’empathie, une sensibilité qui entre en intelligence avec le monde.

La Nouvelle Vague

J’admirais tous ces hommes créateurs, peintres, romanciers, cinéastes et je me disais : ils ont inventé à partir de leur propre génie. Ce sont des auteurs. Ah, le cinéma d’auteur, la Nouvelle Vague… Le Nouveau Roman…

Je me trompais complètement. Être artiste c’est développer cette capacité à se laisser toucher par le monde, à se laisser influencer par lui. Ou comme l’explique Henri Matisse « l’artiste s’incorpore, s’assimile par degrés le monde extérieur, jusqu’à ce que l’objet qu’il dessine soit devenu comme une part de lui-même. »

Reconnaître ses sources et ses influences

Même si tous les créateurs ne le reconnaissent pas, même s’il peut être plus glorieux de prétendre inventer, en réalité l’artiste est pétri·e de ce qui l’entoure. C’est d’ailleurs cela qui permet à l’art de rester une source d’humanité. Et j’ajouterais que toute vie, la plus quotidienne, la plus simple, la plus insolite, peut devenir une œuvre d’art. Par influence, par capirallité, en s’abreuvant aux rivières qui nous ont précédé·es.

Il y a quelques années, j’avais entendu Camille Froidevaux Metterie parler de la méthode de l’amplification qui vise à mettre en avant le travail des penseuses. La philosophe expliquait que reconnaître ses sources d’influence permet d’amplifier un propos, un travail que l’on a trouvé pertinent. Au lieu de faire croire que l’on est l’inventrice de ses réflexions, on donne de la visibilité à la lignée de femmes qui nous ont amenée à élaborer notre propre pensée. C’est tout simplement magnifique. Sororal et constructif.

Se relier à l’étrangeté de ce qui nous est extérieur

Refuser d’être influencé·e c’est se fermer au monde. C’est amoindrir nos sensations, nos émotions, nos perceptions qui sont là pour nous relier à l’étrangeté de ce qui est différent de nous. Pourquoi ne pas plutôt choisir d’apprivoiser cette étrangeté jusqu’à la faire nôtre ? Et ainsi élargir notre compréhension des autres : la façon de cuisiner de mon amie qui est tellement différente de la mienne, comment fait-elle ? La manière qu’a mon mari d’aborder une rencontre, tellement différente de la mienne. Comment fait-il ? Le ton de la voix de cette cliente, comment fait-elle ? Et cette musique qui me plaît, ces paroles qui m’envoûtent, comment les laisser me transporter jusqu’à les faire miennes ?

Une empathie se crée, née d’une saine curiosité qui n’a pas peur de l’influence. Être influençable c’est établir une relation à la nature, aux autres, aux événements dans un savant équilibre entre ouverture et stabilité. Voici comment l’écrit Rebecca Solnit. « être suffisamment souple pour croître, mais suffisamment rigide pour se maintenir, c’est aussi ce que doit faire la vie. Avec de la chance, nous créons par collage, trouvons les éléments d’une vision du monde, des gens à aimer, des raisons de vivre et nous les intégrons à un tout pour en faire une vie cohérente avec ses croyances et ses désirs. »

Se laisser influencer, c’est recevoir pour donner

Oui, mais si l’on est trop sensible, me direz-vous, si l’on est obligé·e de se fermer aux autres pour ne pas trop souffrir ?

Bizarrement, tant que je n’acceptais pas que j’étais une femme influençable, j’avais dans le même temps la conviction que tous les malheurs qui arrivaient aux autres allaient me tomber dessus. Dès que quelqu’un me racontait ses chagrins ou sa maladie, au lieu de l’écouter je me recroquevillais pensant : et dire que ça pourrait m’arriver… Y compris lorsque nos situations n’avaient pourtant rien à voir… Refuser mon empathie me rendait peureuse et inquiète.

Se laisser influencer, c’est accepter de recevoir pour être à même de donner ensuite. Dans la tradition bouddhiste il existe une merveilleuse pratique du « donner-recevoir ». Cette méditation permet en quelque sorte d’aspirer la peur et la souffrance, de les transmuter sur le champs, puis d’expirer en retour de l’apaisement et du réconfort.

Pour offrir de l’apaisement, il faut avoir accepté que la souffrance pénètre en nous, nous influence et laisse notre bon cœur compassionné faire ce qu’il a à faire.

L’influence est source de lien

Quand je médite, je laisse les événements, les sons, l’atmosphère me pétrir, en douceur, puis me libérer. Cette écoute me rend plus forte. Influencée par le monde, je me sens reliée et je trouve alors naturellement ma place.

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  • Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Hermann, 2014
  • Camille Froidevaux-Metterie, podcast Gang Of Witches, 2021
  • Rebecca Solnit, Souvenirs de mon inexistence, Éditions de l’Olivier, 2022
  • Photo : Studio Cottonbro
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This Post Has 20 Comments

  1. Malartigue Florence Répondre

    Merci, Marie-Laurence, pour cette vision sensible et positive de l’influence. Dès l’éveil de notre conscience, l’environnement nous imprègne de ses sons, ses couleurs, ses odeurs. Les chants d’oiseaux m’apportent un apaisement qui remonte à l’enfance, lorsque mon père essayait de me faire reconnaître l’auteur des trilles. Ecoliers, collégiens, les adultes nous entourent et suscitent le désir d’imitation ou d’opposition (Mlle Sicard, M. Gouaud, professeurs de français ont sans doute renforcé le goût de la lecture et de l’écriture de plus d’un élève, n’est-ce pas ?). Notre mental est comme la senne jetée à la mer, qui capture tout en étant traversée par l’eau. En conscience, il nous appartient ensuite d’essayer de relâcher le fruit de cette pêche pour rester léger ou de le conserver pour s’en nourrir…

    • Marie-Laurence Cattoire Répondre

      Merci pour ton très beau commentaire Florence. Te lire fait ressurgir en un éclair des années heureuses où nos professeurs se sont révélés pour certains, certaines, de véritables maîtres à penser (et à lire, et à écrire).
      C’est une joie de te retrouver ici,
      Amicalement, Marie-Laurence

  2. Bertelletto Küng Claude Répondre

    Merci chère Marie-Laurence pour cet article si inspirant que je lis ce matin. C’est le début d’une longue semaine où je vais pouvoir expérimenter de me laisser inspirer sans peur de me perdre ou de disparaître en laissant toute la place aux autres. Encore un enseignement que je peux pratiquer en méditant !
    Belle journée à toi

    • Marie-Laurence Cattoire Répondre

      Chère Claude, puisse ta longue semaine te permettre de trouver un souffle d’inspiration et d’influence qui enrichisse qui tu es. Belle semaine à toi

  3. Gladys Répondre

    Merci Marie Laurence. Ce texte me touche particulièrement et met des mots sur des ressentis. Ta justesse et ta poésie éclaire d’une très belle lumière une intuition qui n’en était qu’à une sorte de perception pas vraiment consciente.
    Ce matin, je commence ma journée en étant fière d’être influençable !!
    Cela participe à faire qui je suis.
    Merci

    • Marie-Laurence Cattoire Répondre

      Chère Gladys, voici précisément à quoi je m’attache : mettre des mots sur l’expérience. Cela nous aide à clarifier nos comportements, nos émotions, notre existence. C’est un travail passionnant que d’éclairer « d’une belle lumière une intuition ». C’est aussi un chemin de libération. C’est pourquoi, dans mon dernier livre, j’invitais toutes et tous à écrire 😉 Je t’embrasse affectueusement

    • Delrue Répondre

      Merci, Marie- Laurence de m’avoir influencer à réfléchir.
      Être influençable m’ évoquait : se laisser entraîner par l’ autre, les situations, perdre ma voie, mes croyances. Maintenant, je dirais : s’ ouvrir à d’autres possibles, s’ajuster, explorer d’autres chemins, développer une empathie qui mène à des actions bienveillantes.
      Amicalement

      • Marie-Laurence Cattoire Répondre

        Merci pour votre commentaire. Ce qui est vraiment intéressant avec la méditation, c’est qu’elle nous aide à interroger nos idées toutes faites, nos principes intégrés… Les préjugés que nous avons par exemple à propos de l’influence. Accueillie, cette influence peut pourtant nous relier de manière vivante au monde. Et, par là-même, elle peut nous inviter à être davantage solides et aligné·es !

  4. Gilles Guyomard Répondre

    Merci Marie Laurence pour ce doux texte de lundi matin, qui influence auspicieusement cette journée, cette semaine…
    Gilles

    • Marie-Laurence Cattoire Répondre

      Bonjour Gilles, heureuse que ce texte puisse t’accompagner avec douceur. Je te souhaite une excellente semaine.

  5. Éric Lenoir Répondre

    Chère Marie-Laurence,
    L’exemple de la nouvelle vague est particulièrement pertinent. En étudiant Les deux Anglaises, film majeur de Truffaut, que celui-ci a tenu à intégralement remonté alors qu’il savait la mort proche, je me suis rendu compte qu’il était vraiment relié à une lignée qui venait de Griffith, Renoir, Bergman, Hitchcock, pour le cinéma, de Balzac, Roché (dont le film est adapté), Rodin,… sans que l’œuvre soit pour autant un digest insipide. Tout est intégré, digéré, habité, et permet à la nouvelle œuvre de dialoguer avec l’ensemble du cinéma.
    Je t’embrasse.

    • Marie-Laurence Cattoire Répondre

      Cher Éric,
      La Nouvelle Vague a été très importante pour moi qui étudiais le cinéma. Avec le recul, je pense que François Truffaut est celui qui a dès le départ reconnu ouvertement ses influences. Ce qui lui a donné beaucoup de grandeur à mon avis. Très amicalement, Marie-Laurence

  6. Catherine H Répondre

    Chère Marie-Laurence, merci pour ces mots si justes qui résonnent bien en moi.
    Merci pour ce merveilleux partage qui parle de ton lien intime à la réalité et sa beauté dans un moment de présence… Tu m’aides beaucoup à m’ouvrir en confiance car quelque part il y a la peur fondamentale de ne pas exister , celle de ne pas trouver sa place dans ce monde malgré mes 67 ans et bien des diplômes accumulés comme pour me rassurer.
    Tu me montres que se fondre dans une situation ce n’est pas disparaître mais au contraire être…Car il y a pour moi une subtilité à ne pas manquer: celle de se mettre au service de … par réflexe et d’oublier de s’écouter … le burn out n’est pas loin quand on se met au service de l’image que l’on veut donner ou de l’idée fausse qu’on a de l’amour…

    Comme c’est étrange, il s’agit bien de se fondre, de se dissoudre et d’être pleinement alors…

    Avec toute ma gratitude

    • Marie-Laurence Cattoire Répondre

      Chère Catherine, merci beaucoup pour ton commentaire. La peur fondamentale « d’inexister » peut être très forte. Dans ces moments-là, se laisser imprégner par le monde, par sa vivacité, sa présence, nous permet d’acter notre propre existence. Comme tu le dis si bien, se fondre n’est pas disparaître. C’est plutôt reconnaître que l’on fait entièrement partie du monde.
      Excellente semaine à toi.

  7. Nicole Liaudet Répondre

    Chère Marie-Laurence,
    Merci pour tes propos qui sonnent et raisonnent harmonieusement au plus profond de mon être. J’attendais ces mots…
    En explorant ce pouvoir d’influence dans mon existence, je le vois comme une opportunité de m’ouvrir davantage au monde avec plus de légèreté et moins de culpabilité.
    Amicalement
    Nicole

    • Marie-Laurence Cattoire Répondre

      Chère Nicole, tu as raison, accepter l’influence que le monde et les autres peuvent avoir sur nous, c’est aussi se libérer d’une culpabilité inutile. Amicalement.

  8. Annie Répondre

    Chère Marie-Laurence,
    J’ai été agréablement surprise par ta réflexion autour de ce sujet et j’ai pris le temps de voir comment cela raisonnait en moi.
    Mon métier de soignante me met en théorie à la place de celle qui « influence » « oriente », « dirige »… mais en allant plus loin et avec l’expérience du temps qui a fait son oeuvre, je m’aperçois à quel point les enfants, les parents, leurs proches m’ont influencée et m’influencent encore de par leur courage, leur élan de vie, leur dignité devant l’épreuve. Nous sommes là ensemble côte à côte et savent-ils à quel point nos chemins s’entremêlent et que je suis aussi transformée qu’eux par nos influences mutuelles?
    Merci Marie-Laurence pour la justesse de tes textes et leur douceur.
    Je t’embrasse
    Annie

    • Marie-Laurence Cattoire Répondre

      Merci à toi chère Annie pour ce partage qui éclaire à quel point nous sommes « ensemble ». La porosité de nos places, de nos présences, de nos pensées est un cadeau et non une faiblesse. Parcequ’elle nous enrichit, comme tu le montres si bien. Très amicalement.

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