Un de mes premiers contacts avec la méditation s’est fait il y a une quinzaine d’années, lors d’un séminaire bouddhiste. Nous commencions chaque journée par réciter des chants, sortes de poèmes traditionnels destinés à nous rappeler ce que nous allions faire ; à cette occasion j’ai découvert un chant très court composé de quatre strophes. Cette récitation m’a immédiatement bouleversée. Elle a eu un impact très fort sur ma méditation ; loin d’être utilisée pour mon seul bien-être, la méditation pouvait me permettre de considérer mon existence avec sérieux et gratitude. Ces quatre sentences constituent des rappels puissants : nous sommes vivants. La mort peut frapper à n’importe quel moment. Nos actes ont des conséquences. Nous vivons le plus souvent dans un flou artistique, une espèce de confusion mentale.
C’est ce que les Bouddhistes appellent les quatre rappels (ou quatre préliminaires). Le premier éclaire le caractère précieux de la vie humaine.
En découvrant le dernier livre de la romancière britannique Maggie O’Farrel, la force de cet enseignement m’est revenue. Née en 1972 en Irlande du Nord, quelques semaines après le Bloody Sunday, Maggie a très jeune connu la violence et le risque. Ses parents ont dû quitter l’Irlande deux ans plus tard, pour s’installer au pays de Galles puis en Écosse où elle a grandi.
Tout ce qui ne me tue pas …
J’ai eu la chance de rencontrer Maggie O’Farrel le 8 mars dernier. Ce n’est pas de son pays natal que nous avons parlé, ni de ses romans, mais de son dernier ouvrage, I am Iam Iam, une autobiographie des plus atypiques : elle s’y raconte en construisant un récit autour de ses dix-sept rencontres avec la mort. Dix-sept moments où elle a côtoyé au plus près la maladie, les accidents, les agressions et attaques… Elle décrit chacun de ces épisodes de manière précise mais sans jamais être morbide.
Au contraire, son récit ressemble davantage à une aventure, cette aventure quotidienne que constitue une vie humaine.
Le corps est comme un livre sur lequel s’inscrivent les tragédies de notre vie, non en termes de traumatismes mais en termes de connaissance.
De manière très originale et assez crue, Maggie O’Farrel met chacune de ses rencontres avec la mort en corrélation avec une partie du corps : la tête, le cou, les poumons, le dos, le système sanguin, le ventre… Quand je lui demande pourquoi, elle a cette très belle réponse : « le corps est comme un livre sur lequel s’inscrivent les tragédies de notre vie, non en termes de traumatismes mais en termes de connaissance ». L’auteure met ainsi en parallèle d’une part l’aspect très tangible du corps et d’autre part le mouvement flou du « moi », de l’identité. C’est une femme nouvelle, transformée qui renaît après chacune de ces dix-sept épreuves. Et sa vie prend à chaque fois une nouvelle direction.
La mort intime
C’est au fond très soulageant de pouvoir lire quelqu’un qui nous parle de la proximité de la mort dans un monde qui refuse d’admettre notre vulnérabilité et notre finitude. Dans une société qui cache ses morts. Soignée par une médecine qui considère le décès de ses patients comme un échec et non comme une étape. Dans son très beau livre La mort intime, Marie De Hennezel raconte son travail dans un des premiers centres de soins palliatifs en France. Un jour, le Président François Mitterrand vient leur rendre visite, l’occasion pour Marie de Hennezel de se souvenir : « Si je partage avec lui cette habitude quotidienne, celle de se souvenir que l’on est mortel, nous partageons aussi une certaine analyse de l’angoisse qui pèse sur la vie de nos contemporains, précisément parce que la mort est évacuée du champ de notre pensée et de notre conscience […] Nous vivons dans un monde que la mort effraie et qui cache ses mourants
Pour une vie plus réelle
Écrire sur la mort, autour de la mort, regarder la mort en face demande un grand courage dans notre société actuelle. Et pourtant mésestimer la mort revient à ne pas estimer la vie. Le maître tibétain Chögyam Trungpa, qui a tant fait pour que la méditation soit comprise de manière juste en Occident, écrit ceci dans Shambhala : « La lâcheté c’est vivre comme si la mort n’existait pas […] Nous avons à reconnaître cette peur, à en prendre conscience et à nous réconcilier avec elle. »
Mésestimer la mort revient à ne pas estimer la vie…
Maggie O’Farrel réussit l’exploit de rendre la mort tangible, sans jamais nous effrayer. Bien au contraire, en nous faisant toucher sa fragilité, elle rend la vie plus brillante, plus réelle, plus précieuse.
Les forces de vie
À l’âge de huit ans, Maggie O’Farrel est atteinte d’une encéphalite foudroyante qui aurait dû la tuer ou la laisser paralysée à vie. Au lieu de cela, découvrant seule ce qu’aucun adulte ne veut dire à un enfant, à savoir qu’elle va mourir, une force de vie s’empare d’elle et lui donne le courage de lutter pendant deux ans jusqu’à recouvrer sa santé et sa mobilité corporelle.
« Lorsqu’on tombe gravement malade, tout ce que l’on vit se teinte presque d’une dimension mystique. La fièvre, la douleur, les médicaments, l’immobilité : quel que soit ce qui vous aura marqué le plus, vous gagnez en lucidité, vous prenez du recul. » déclare-t-elle. Et d’ajouter quelques instants plus tard : « Avoir frôlé la mort à l’âge de huit ans a imprimé en moi une image positive de la mort. Je savais qu’elle finirait par arriver, à un moment ou un autre, mais cette perspective ne m’effrayait pas ; au contraire sa proximité m’était presque familière. Savoir que j’avais la chance d‘être en vie a biaisé ma vision. Après la maladie, je considérais ma vie comme un bonus, un extra, une prime !… »
Le titre de son autobiographie I am, I am, I am est un hommage au roman de Sylvia Plath « La cloche de détresse ». Alors qu’elle traverse une épreuve bouleversante – la mort d’une amie rencontrée à l’université – la poétesse américaine réalise qu’elle est vivante en revenant pleinement aux sensations corporelles :
J’ai respiré un grand coup et j’ai écouté les battements de mon vieux cœur fanfaron. Je vis, je vis, je vis.
Et si nous vivions pour de bon ?
Nous faisons si souvent comme s’il était normal d’être en vie. Nous considérons que c’est un dû et que nous n’avons aucune gratitude particulière à avoir. Nous agissons comme si notre vie avait peu de valeur. Ou comme si elle était éternelle. Nous aurons le temps de vivre plus tard, un autre jour, l’année prochaine…
Un livre comme celui de Maggie O’Farrel nous rappelle que notre vie est « un bonus, un extra », un cadeau, un précieux cadeau. « Ne doit-on pas embrasser la vie que nous avons ? Ces choses qui nous arrivent, ces événements parfois effrayants, ces souvenirs, nous pouvons en fait les chérir. Ils sont la pierre angulaire de qui nous sommes » confit-elle. « Je me demande souvent si je serais devenue écrivain sans toutes ces épreuves… »
Les sens en éveil
La romancière décrit avec beaucoup d’acuité comment, après avoir failli se noyer dans l’Océan Indien, ses perceptions sensorielles changent brusquement : « Tout se passait comme s’il me manquait brusquement plusieurs couches de peau, comme si le monde était soudain plus près de moi, plus tangible que jamais. Tout n’est plus que couleurs, tout est si vif, si éclatant… » Maggie O’Farrel décrit là, l’air de rien, une expérience d’éveil : une hypersensibilité au monde, aux sons, aux éléments, aux autres…
Il est des écrivains qui peuvent vous faire goûter une dimension profondément spirituelle de la vie.
Un récit profondément méditatif
Ces expériences de mort imminente ont appris à Maggie O’Farrel, non seulement à devenir reconnaissante, attentive, alerte mais aussi à rester ouverte à l’inconnu : « Il faut attendre l’inattendu, le saisir à bras-le-corps » me dit-elle. « Les événements qui ne se déroulent pas comme prévu sont souvent les plus instructifs. Ils nous réveillent de la banalité répétitive » ajoute-t-elle.
Il faut attendre l’inattendu, le saisir à bras-le-corps
Son récit est à mon sens profondément méditatif.
« Attendre l’inattendu » est en effet ce que nous faisons dans la méditation. Nous nous asseyons immobile et en silence ; nous prenons un moment pour goûter pleinement le bonheur simple d’être en vie, de respirer, de sentir. Puis nous attendons. Mais qu’attendons-nous ? Rien !… Rien d’attendu, rien de prévisible. Nous laissons cette attente se transformer peu à peu en ouverture, en curiosité, en éveil. Nous découvrons alors un présent vaste, nuancé ; un présent peu à peu libéré de nos filtres habituels, de nos préjugés. Nous affinons nos perceptions et en ressentons de la joie.
Nous sentons notre corps : tête, ventre, dos, mains, cou, système sanguin, cœur… Et nous apprécions la vie, la précieuse vie humaine.
Il faut parfois des livres pour nous rappeler cette précieuse vie humaine. Et parfois, il suffit juste de méditer.
Merci Marie Laurence ,
Encore un ouvrage à découvrir grâce à ta précieuse vision …. un livre sur la mort qui me mets en joie !
Merci Christine. N’hésite pas à poster un commentaire pour me dire ce que tu en as pensé quand tu l’auras lu. Bonne semaine.
Je suis en train de le lire … déroutants ces 2 premiers chapitres. Merci pour l‘explication du titre qui prend toute sa force une fois expliqué. Merci pour ton bel article Marie Laurence.
Bonne lecture chère Bénédicte. C’est un livre courageux qui nous fait apprécier la vie de manière profonde. Nous oublions si souvent de nous réjouir !